Lexique et discours : de quoi parle-t-on ?
Aborder les mots dans le discours, c'est changer d'angle de vue pour étudier le lexique : c'est le concevoir dans la réalité des productions langagières plutôt que le saisir dans des listes de vocabulaire structurées en fonction de relations sémantiques (les antonymes de x, les synonymes de y, etc.) ou d'un thème (le vocabulaire de la chimie, etc.).
Voici quelques questions que le linguiste qui analyse les mots en discours se pose :
Pourquoi le mot voiture est-il d'usage dominant dans le français actuel par rapport à automobile, créé au XIXe siècle, et désignant précisément nos véhicules modernes ? Pourquoi, alors que le mot voiture est de sens plus général (on parle de voiture depuis le XIIe siècle, pour désigner tout moyen de transport), a-t-il même supplanté la forme courte et pratique d'auto, maintenant vieillie ? Pourquoi, cependant, parle-t-on d'automobilistes pour désigner les conducteurs de voitures et pas de voituristes ? Pourquoi dit-on fréquemment maintenant covoiturage, et pas voiturage, qui existe pourtant bien depuis le XIVe siècle ?
Pourquoi le mot collaborateur a-t-il dans certaines conditions du discours une valeur neutre voire euphémistique (dans une entreprise, un dirigeant désigne par collaborateurs ses subordonnés, et évite de les dénommer ainsi), ou au contraire une valeur très péjorative (lorsqu'un Président de la République appelle « collaborateur » son Premier Ministre, alors même qu'ils « collaborent » effectivement au quotidien) ? Pourquoi la forme tronquée collabo est-elle une insulte, et de quel poids sémantique s'est-elle chargée dans l'histoire des formes linguistiques ?
Pourquoi le terme milice est-il dorénavant connoté négativement, alors que son origine ne le laissait pas présager (milice désignait simplement une armée, avec parfois un sens poétique dans l'expression milice céleste qui désigne les anges) ?
Quelle fortune a et aura l'expression Président jupitérien pour désigner l'actuel Président de la République française ? Pourquoi jupitérien et pas jovien qui veut dire la même chose, ou même plus simplement absolu ? D'où vient cette expression d'un Président Jupiter, quand est-elle née, comment a-t-elle circulé ? Qu'engage-t-elle dans les représentations collectives ?
C'est donc à ce genre de questions que les linguistes du discours tentent de répondre : vous voyez qu'elles dépassent le stade de la forme du mot, de ses relations de sens dans le lexique de la langue, avant toute apparition dans le discours.
Ces questions engagent des études qui prennent en compte non seulement l'environnement textuel des mots mais aussi le contexte socio-historique, le contexte pragmatique (c'est-à-dire l'interaction entre les locuteurs), la circulation des discours (tout ce qui se dit sur quelque chose, la manière dont les mots sont partagés sur quelqu'un ou quelque chose, la manière dont on cite l'autre, etc.). Bref, cela engage des études passionnantes... mais qui dépassent bien entendu le cadre de ce module !
Dans ce module, je vous propose, tout en restant modestes, de toucher du doigt certaines grandes questions que pose l'étude du sens des mots en discours.